Nouvelle Concours L'Etudiant - Earl

Écrire pour exister. Dans ma chambre du premier étage, sombre, spacieuse, glacée, pour égayer mon quotidien, j'écrivais. Vie morne, solitude de cœur et d'esprit, ma machine à écrire offrait chaleur et réconfort à mon âme engourdie. En ce soir de Noël, alors que le paysage du dehors ne ressemblait plus qu'à un vaste tapis d'ouate grise et terne noyé d'un brouillard indescriptible, mon imagination sans borne me dictait les derniers mots de mon récit qui entretenait, depuis des années, la petite flamme d'enthousiasme de mon cœur.

            Mon personnage central, mon idéal, mon unique amour, se nommait Earl Thomson, autrement dit, le héros éternel. Il ne pouvait être que la copie conforme de  Fitzwilliam Darcy, le personnage bien connu des lecteurs de Jane Austeen. « Earl », ce prénom m'avait été murmuré à l'oreille, comme s'il avait le pouvoir d'illustrer la perfection masculine incarnée de par son étymologie même qui signifiait le prince, le noble, le guerrier. Ma naissance dans ce monde moderne ne faisait pas de moi une Elizabeth Bennet, alors je me devais d'inventer un héros ténébreux empli d'un charme insaisissable ayant pour mission de faire tourner les cœurs des jeunes demoiselles romantiques. Cette satisfaction, résultant de ces huit cent pages encore insuffisantes qui m'avaient coûté des années de création insufflée par un esprit surchauffé, m'avait écarté de toute réalité et m'avait coûté un fiancé jugé décidément bien palôt au fur et à mesure qu'avançait mon histoire.

 

            L'écriture me permettait de rencontrer mon héros et de le redécouvrir chaque jour. Je le connaissais parfaitement, jusqu'aux moindres détails : son visage reflétait au plus haut point son arrogance et sa froideur et le coin de sa bouche, la touche d'ironie méprisante qu'il mettait dans ses discours hautains et qui faisaient de lui un aristocrate au caractère bien trempé. Ses tenues, d'une distinction et d'une élégance inégalables, ne pouvaient laisser qui que ce soit indifférent, surtout lorsque venait la description de son corps, qui, sous les vêtements, dégageait un charme sans équivoque. Nonobstant toutes les situations terribles ou abracadabrantes dans lesquelles il lui arrivait de se trouver par mégarde, il gardait toujours la tête haute et le sang froid. Affrontant ses adversaires le verbe haut, et se plaisant à jouer, il ne se laissait jamais insulter de quelque façon que ce fût en rispostant à sa manière, courtoise et cruelle.

            Cette fascination pour Earl hantait mon esprit jour et nuit, m'obligeant à poursuivre sans relâche cette mission ardue et complexe qui nécessitait une grande imagination que j'avais obtenue notamment grâce à mes lectures diversifiées. Pour Noël, je n'avais qu'une demande à faire à mon héros, qu'un cadeau à espérer : qu'il vienne à moi réellement dans ma vie. Mon ultime but dans l'existence était qu'il prenne forme humaine à mes côtés. Je crois qu'une nuit, une seule nuit, suffirait déjà à combler mes rêves les plus fous. Pleine d'espoir, je n'attendais plus qu'un miracle, et je comptais bien sur ma tasse de thé et mon feu de cheminé pour me rendre toute l'énergie et la confiance dont j'avais besoin pour rencontrer Earl. Ici, bien sûr, et non pas dans le quartier de sa dernière aventure où je m'étais amusée à le faire apparaître parmi des déguenillés hargneux et des minuscules chérubins criards censés animer l'endroit désolant.

            Je m'étais donc préparée. Au préalable, j'avais rangé la maison, nettoyé tous les meubles et les sols. J'avais égalemenr pris soin de m'habiller d'une façon irréprochable tout en mettant en valeur mes atouts féminins. J'accompagnais cette aventure fantasque d'un gâteau au citron confectionné par mes propres soins, et d'un thé Earl Grey en l'honneur de mon amoureux.  J'éprouvais un bref sentiment de bonheur à l'idée que Earl Thomson viendrait me rendre visite et j'espérais que ce cadeau viendrait à temps, ce soir donc, afin que je passe Noël en compagnie d'un homme à qui mon admiration était tout acquise.

 

            Je finis par m'assoupir dans le canapé, aux jambes d'acajou et au velours rouge capitonné. Après une énième aventure au sein d'une jungle tropicale où armée d'une étroite machette, je décapitais les boas et les crocodiles agressifs en masse, je me réveillai et constatai à mon grand désarroi qu'il n'y avait personne. L'heure tournait, Earl manquait à l'appel, et il ne manquait plus qu'un vent terrible qui tambourinait aux volets fermés. Je me levai, furieuse, et montai dans ma chambre. À nous deux, Earl. Tu vas voir ce que tu vas voir. Les caractères s'étalèrent sur le papier, au fur et à mesure que ma colère s'intensifiait. Bientôt, à force de taper, mes doigts devinrent douloureux. Ce fut lorsque mes ongles devinrent tout bleus à cause du froid que j'entendis un bruit dans le salon. Il me fallut à peine quelques brefs instants pour descendre au rez-de-chaussée, franchir la porte et découvrir le dos de Earl.

 

            Il était minuit passé. Le thé avait refroidi, le gâteau s'était durci et le feu s'était réduit à un petit tas de braises qui rougeoyaient encore. Je m'assis dans le canapé et examinai Earl de profil. Il était assis devant la cheminée, la tête posée sur la main droite, l'air pensif. Toujours aussi soigné et élégant. Mon cœur vacilla lorsque j'aperçus deux prunelles en argent scintiller au milieu d'un visage presque pâle et peu expressif d'où émanait un sentiment de solitude et d'ironie amère.

            - Earl ? fis-je. Tu as réussi à venir ?

Mes mots résonnèrent et semblèrent déchirer le silence qui avait figé la pièce et suspendu le temps. Son visage insondable et mystérieux se tourna vers moi, suggérant un désir profond de me découvrir. Son ombre fugace s'était d'abord offerte à ma vue, mais je ne voyais désormais plus que ses yeux, empreints d'une nostalgie certaine.

    - J'ai apprécié d'être au centre de vos occupations, toutes ces années, et cela me flatte véritablement.

Il me remercia pour mon hospitalité et refusa tout ce que j'avais préparé pour lui. Le miracle de Noël me transformait en une petite fille béate devant le Père Noël, sortant de la cheminée et apportant les fameux présents tant attendus. Peu m'importait qu'il déclinât thé et pâtisserie, l'essentiel était qu'il soit ici tel que je l'avais imaginé.

            - Que souhaitez-vous faire, Earl, en cette nuit de Noël ? Je vais vous l'avouer, je suis une piètre danseuse. Le dessin n'est pas mon fort, le jardinage, par un temps pareil, est une aberration, quant à la cuisine, exquis plaisir, cela me semble peu appropié présentement...

            - Que diriez-vous, me coupa Earl, d'une discussion improvisée sur les détails vestimentaires des nobles ? J'aimerais connaître votre opinion.

            - Bon sang, Earl ! m'écriai-je. Vous êtes venu ici pour débattre encore d'un sujet pompeux et non pas pour me faire la cour ?

L'objet de tous mes désirs esquissa un sourire et j'en fus tant retournée que plus aucun mot ne sortit de ma bouche durant la soirée et que ce fut Earl qui parla.

            -  Je voulais vous ramener quelque chose, dont vous êtes propriétaire et qui doit vous manquer terriblement. C'est pour cela que je suis venu ici.

Ses mots éveillèrent ma curiosité. De quoi parlait-il ? Quelque chose qui m'appartenait et qu'il m'avait dérobé ? Ça ne ressemblait pas à Earl, ce comportement.

            - Depuis des années, vous vous évertuez à me donner la vie. J'ai fait de vous une femme seule et obsédée par mon être, jusqu'à en devenir folle. Vous vous êtes acharnée à faire de moi votre unique amour, et vous en payez le prix. C'est à mon tour de vous rendre ce qui vous a appartenu et c'est à vous de vivre. Oui, vivre.

Un prix à payer ? Qu'était-il en train de me dire ?

 

            Earl se leva et s'approcha de moi.

            - Je vous rends ce qui vous appartient et que je vous ai pris toutes ces années, c'est-à-dire votre liberté, Mandy. Vous méritez qu'un homme, un qui ne soit pas dans ce livre, qui soit dans votre monde, vous offre ce que vous attendiez de moi depuis toujours. Vous méritez de vivre dès à présent. Tuez-moi. Arrêtez d'écrire. Ne pensez jamais plus à moi.

            - Nooooooooooon !!!!!!!!! hurlai-je.

Un cri. Un sanglot. Earl disparut en fumée avant que je ne reprenne conscience.

 

            Mes yeux s'ouvrirent. Il n'y avait plus que des cendres dans la cheminée et la tasse de thé que j'avais préparée était vide. Le gâteau était entamé. Je montai dans ma chambre et je m'aperçus que ma machine à écrire avait disparu. Qu'en avais-je fait ? Qu'est-ce qui s'était passé ? Je me mis à la chercher partout. En montant dans le grenier, je me souvins des mots de Earl : Tuez-moi. Ô, Dieu, qu'avais-je fait à ce pauvre Earl...

           

            Quelques jours plus tard, je découvris ma machine à écrire dans un coin perdu de la maison, cachée sur une étagère. Sur le dernier feuillet, Earl mourait en duel, son sourire perpétuellement ironique sur le coin des lèvres. Comment avais-je pu lui obéir ? Et surtout, pourquoi éprouvai-je alors un tel soulagement ?

 

            En souriant pour la première fois depuis longtemps, je pus mettre le mot  « Fin ».

 

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