With Jane Austen's inspiration

Mrs Buckam était la femme la plus prétentieuse que j'avais jamais rencontrée. Lors des repas, elle ne cessait de se vanter des réussites professionnelles de son mari et flattait même son propre ego. "Il est vrai que je suis un modèle à suivre de par ma conduite et mon éducation exemplaires. Voyez ces jeunes filles de petite vertu passant leur temps à festoyer et à larmoyer sur leurs aventures qui échouent lamentablement à cause de leur frivolité et leur incapacité à se comporter comme il se doit... Heureusement qu'il existe des femmes comme moi, droites et sérieuses qui connaissent le savoir-vivre." Elle avait sans doute raison sur tous les points. Mais je ne pouvais m'astreindre à l'apprécier en toute honnêteté tant son égoïsme était démesuré. Un soir de Noël, furibonde, elle avait chassé une femme et ses deux filles qui n'avait plus les moyens de payer ce qu'elles lui devaient en raison du décès brutal du mari survenu la veille. Elle avait l'habitude de détourner la tête face à la pitié et à la pauvreté et racontait avec extase les petites folies que s'accordait parfois la classe supérieure. "Aujourd'hui, M. Terence Launer m'a conviée à un dîner réunissant de nombreux Lords du pays. Ils ont fait appel à un traiteur français qui aura la charge de nous préparer un repas véritablement somptueux ! J'ai entendu dire que le coût serait, paraît-il, tout à fait exorbitant... ". Parfois, je me risquais à intervenir et lui répondre sur le même ton arrogant mais la plupart du temps, je me retenais par crainte qu'elle ne s'irrite davantage et me rabaisse face aux invités. Si Mrs Buckam avait un avantage qui lui donnait de droit de se comporter comme elle le faisait, c'est-à-dire son rang social, elle se trouvait bien mal lorsqu'il s'agissait de répondre aux questions de M. Terence Launer. Quant il l'interrogeait sur ses projets concernant la mise en vente de demeures dont elle était propriétaire, elle hésitait à répondre car elle voulait préserver son affaire dans la plus grande discrétion, en raison de ses différends avec les occupants ainsi que M. Marley, le notaire. Elle arrivait rapidement à changer de sujet en commençant, par exemple, par un long discours sur ses derniers achats, peintures de Turner et Lawrence qui avaient pris place dans son boudoir et dans sa chambre à coucher. Il faut dire que Mrs Buckam avait du goût pour l'art et la musique, surtout celle de Wagner qu'on entendait dans les plus grands opéras qu'elle avait l'habitude de fréquenter avec M.Buckam. C'était la première fois que je me déplaçais pour aller une nouvelle fois lui parler, envoyée par ma mère qui jugeait Mrs Buckam déplaisante et pensait que mon éducation et ma bonne parole suffiraient sans doute à la convaincre de revenir sur certaines de ses décisions. Bien que je fusse encore jeune et bornée à ma seule connaissance parmi ce beau monde, Ashley Layton, que j'avais côtoyé lors d'une soirée dans l'internat où j'avais étudié auparavant, je me devais de respecter le vœu de ma mère. En effet, cela affectait sa cousine, Emily, qui occupait l'une des maisons de Mrs Buckam et subissait ses demandes imtempestives à propos du loyer impayé du fait de l'invalidité de son mari, suite à la guerre. C'est donc vers Cover Park que je me dirigeais, seule, impatiente de revoir Ashley.

Le voyage dura longtemps et il fallut prendre divers chemins pour éviter les chemins boueux qui obstruaient le passage du fiacre. Quand nous arrivâmes enfin au manoir, j'aperçus avec consternation le paysage désolant qui s'offrait à ma vue : chemin trempé, herbes humides, potager et verger inondés, boue qui recouvrait les allées et les sentiers conduisant aux jardins de Cover Park, que j'avais connu avant lorsqu'il regorgeait de moineaux et de lapins, où abricotiers et cerisiers donnaient leurs plus tendres fruits, où le blé dans les champs avait la couleur du miel et où on entendait les enfants rire et chanter. Je fus accueillie par M. Buckam qui m'invita dans le grand salon où l'on me servit thé et pâtisseries. M. Buckam avait ouï de ma visite et c'est avec satisfaction qu'il me reçut ; les quelques rides sur son visage ne l'empêchaient pas de conserver sa vivacité d'esprit et son entrain habituel. Son aisance, son élégance et son éloquence lui attribuaient un charme auquel nulle femme ne résistait, et la future Mrs Buckam avait compris que pour le garder, il lui fallait imposer son autorité et son influence sur le monde qui l'entourait.

Tandis que je tournais lentement la cuiller dans ma tasse de thé, je le complimentais sur l'intérieur du manoir qui, à la différence de l'extérieur, montrait sa splendeur et sa beauté grâce aux multiples peintures et ornements divers qui agrémentaient les pièces. « Allons très chère, je suis sûr que vous avez quelque chose à me dire. Je vous saurais gré de ne pas vous tourmenter à propos de Mrs Buckam. Elle vous écoutera d'une oreille attentive car ce n'est pas sans compter l'absence de ses amies qui la plonge dans une profonde solitude. Elle a besoin de quelqu'un qui converse et partage ses loisirs. Je suis certain que vous vous plairez à Cover Park ». Je lui répondis poliment que j'étais prête à m'entrenir avec Mrs Buckam sur certains sujets qui risquaient fort de la contrarier, mais qu'il m'était dans l'impossibilité de rester plus longtemps ici. Il m'expliqua que M. Launer lui avait fait longtemps tourné la tête avec ses dîners luxueux, et qu'elle n'approuverait peut-être pas toutes mes requêtes car cela lui importait peu présentement. Finalement, nous conviâmes d'une date pour une réception, le lendemain soir, où je pourrais converser avec Mrs Buckam, retrouver Ashley Layton et rencontrer ses amis.

Le soir de la récéption, j'eus l'heureuse surprise de voir mon amie qui m'attendait à la sortie dans le hall. Elle désirait me féliciter de mon parcours dont elle avait eu écho par M. Buckam et c'est avec enthousiasme que nous nous rendîmes au dîner. L'atmosphère festive et les lumières éclatantes rendaient l'ambiance d'autant plus chaleureuse qu'un nombre étonnant de gens circulaient dans les couloirs et les pièces de l'autre bâtiment de Cover Park qui bordait la rivière. Les odeurs de vin et de cigarettes emplissaient les narines, ainsi que les parfums des demoiselles. Entre les danses et le buffet, les invités naviguaient et discutaient, formant une masse compacte. On ne comptait plus la quantité de plats qui disparaissaient petit à petit dans les bouches gourmandes ; moult hommes prenaient plaisir à courtiser de jeunes colombes qui étaient encore en internat et gloussaient comme des volailles, tandis que Lords et Ladies discutaient d'affaires et de politique qui faisaient objet des plus grands débats. Ce spectacle agité, animé et coloré faisait contraste avec une autre salle plus calme où on jouait aux cartes, là où je me dirigeai sans Ashley pour rejoindre Mrs Buckam. Celle-ci discutait avec sa vieille amie, une rombière acariâtre qui n'avait aucun sens de l'humour et critiquait ouvertement les démunis, dont quelques uns avaient eu l'impudence de lui demander quelques sous alors qu'elle faisait une promenade matinale. « Comment peut-on laisser de telles personnes grossières et insolentes s'adonner à des pratiques totalement indignes ! Vous rendez-vous compte ma chère que je me suis faite attaquée verbalement de façon innomable par un déguenillé hargneux qui me reprochait ma toilette ? ». Quant à Mrs Buckam, elle approuvait en opinant de la tête puis débitait ses discours pompeux. Lorsque je me présentai, elle m'observa pendant un certain temps d'un air dédaigneux, et je l'imaginai même me considérer telle une étrangère téméraire qui osait s'immiscer dans son laïus. « Mrs Bukam, je crois que je me suis déjà présentée à vous il y a quelques hivers de cela, mais je respecterai pleinement votre lacune. 

-En aucun cas, rugit-elle, je n'ai pu oublier vos manières, Miss Colley. Qu'avez-vous de si palpitant à m'annoncer pour vous déplacer à Cover Park ?

-C'est ma mère qui m'envoie, Madame. Elle souhaiterait vous transmettre ses réclamations sur quelques sujets, et je comprendrais que cela vous gêne en public...

Elle haussa les sourcils et je crus qu'elle allait me répondre avec insolence. Mais elle accepta et son amie nous laissa.

-Votre mère est bien culottée de vous envoyer et non de venir par elle-même ;en quoi cela vous intéresse ? Non mais regardez-vous, Miss Colley, vous devriez avoir mieux à faire plutôt que de vous faire passer pour une coursière effrontée si je ne m'abuse.

-Il s'agit de Mrs Emily Handler, la cousine à ma mère. Celle-ci vous demande de lui assurer son logement pour quelques mois complémentaires car si sa situation ne lui permet pas de payer, vous devriez vous rendre compte qu'Emily n'a ni bien ni possession et que sans votre amabilité ni votre sympathie à son égard, elle se retrouverait sans rien. Je comprends vos souhaits de la voir partir du fait de ses impayés mais je pense que sa présence ne vous encombrerait pas davantage et qu'il est bon d'accorder parfois à quelqu'un sa confiance et sa générosité. Pourriez-vous, je vous en prie, revenir sur vos décisions et garder Mrs Handler ?

-Je dois avouer que votre comportement a bien évolué depuis, et que votre impertinence n'a fait que grandir durant tout ce temps, Miss Colley.»


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